FUCKING PUSH PUSH
Fin Mars. Raphaël et moi quittons nos compagnons de voyage pour aller travailler à Brisbane, à mille kilomètres au nord de Sydney. Nous avons besoin d’argent et l’automne arrive. L’hiver sera froid dans le sud mais pas ici.
Raphaël se fait embaucher comme boulanger à Brewbaker dans la banlieue d’Albion. Je suis embauché à Baguette, un restaurant français installé ici depuis plus de trente ans. Le chef, Bruno Loubet, parle anglais avec un parfait accent girondin. Il a commencé sa carrière de chef étoilé Michelin en Angleterre. Il a pris quelques années au chaud australien pour décompresser. La carte est belle et le travail dur. Je prends mes marques et, au delà des occasionnelles brûlures et coupures, je me sens mis à l’épreuve. C’est une recherche de la perfection culinaire, l’exigence gustative est pour moi toute nouvelle, excitante et exténuante. Je suis au poste des garnitures chaudes et je passe mes journées à laver et tailler des légumes de toutes sortes.
Le saumon est poêlé avec huile et beurre et servi avec une sauce au champagne. Sa garniture se divise en deux parties. D’une part je dois préparer un écrasé de pommes de terres à l’huile d’olive, garni d’oignons fanes ciselés. Dans le même temps je dois préparer une cassolette de petits pois à la française. Je réchauffe un peu de fond de poulet à la noisette et aux oignons. Je le maintiens à bonne température jusqu’au moment où la table du saumon est réclamée. Je dois alors y plonger les petits pois et pois cassés encore crus, ils doivent cuire rapidement pour éviter que le fond ne réduise trop. J’assaisonne le tout avec des flocons de sel et du vinaigre de cidre. Pour un service normal nous servons entre cinquante et soixante dix couverts. Chacun des clients prend un plat chaud et j’ai parfois à préparer jusqu’à 8 garnitures de saumon en même temps. L’assaisonnement et la cuisson de chaque portion de risotto à la crème de maïs doivent être terminés à la minute. C’est la même chose pour la polenta aux cèpes. La garniture du poisson change tous les jours et les gratins de choux fleurs au gorgonzola sont cuits individuellement. Je cours dans tous les sens et tâche de donner le maximum mais je manque de discipline.
Bruno m’a déjà fait une remarque concernant la réduction du jus des petits pois. Nous sommes en plein service, un mardi ou mercredi soir. J’ai mis l’écrasé de pommes de terre sur assiette et ai déposé la cassolette en cuivre qui contient les petits pois sur le passe. Je retourne à mon poste et me met en place pour les tables qui suivent. Le plat n’est pas encore parti en salle que Bruno explose :
« - What the fuck is that shit !?”
Je tourne la tête juste à temps pour éviter la cassolette qui vient s’écraser contre le pilier à ma gauche.
Je m’immobilise et regarde le chef. Il me fixe furieux, le cou tendu.
« - Tu me refais une merde pareille une seule fois et je te baise la gueule! »
Le jus des petits pois n’a pas assez réduit et ils ont trop cuit, le vert tend vers le gris. Je suis un vrai con.
« - Oui chef !»
Enragé d’être aussi mauvais je baisse la tête et me remets au travail. Toute la cuisine se tait et le service reprend.
Je doute énormément, manque de partir en courant plusieurs fois. Mais c’est bien plus excitant de rester et de se battre. Ce n’est pas ma dernière erreur mais je refuse de lâcher prise. Je me sens chez moi ici, j’y passe d’ailleurs plus de temps que dans la chambre que Raphaël et moi avons louée. Donnez moi une douche et lit de camp dans les vestiaires SVP. J’alterne les phases de doute et d’allégresse.
Nous faisons nos propres gnocchis, tagliatelles, cannelloni, ravioli, tortellini. Je suis loin de tout maîtriser mais je suis plus stimulé que jamais. Le menu change tous les deux ou trois mois. C’est un travail tout à fait absurde, nous nous bornons à répéter les mêmes préparations jour après jour pour être sûr que chaque assiette envoyée est conforme aux critères établis par le chef.
Loin d’être abrutissante la répétition quotidienne de toutes ces tâches demande une finesse qu‘il me faut acquérir. Nous sommes deux français, le chef et moi. Il y a deux kiwis, comprenez néo-zélandais : Emilie, une adorable pâtissière et Tom, fan des Queens of the Stone Age et chef étoilé michelin en puissance. Le sous-chef, Graham, est écossais et entend me faire goûter du Hagis. Tim est allemand. Légèrement psycho rigide mais très gentil il vit dans un motel depuis quatre mois quand je le rencontre. Sa copine est restée en Allemagne et il fait de la gonflette pour passer le temps en dehors de la cuisine. L’apprenti australien Gene passe plus de temps à se servir en whisky au bar qu’à cuisiner. Et ça hurle, ça pousse, ça brûle et coupe. Nous chantons debout au chaud derrière les portes battantes de la gastronomie expatriée. Je ne mange plus à force de goûter. Certains jours la fatigue me fait taire et je suis un robot mal programmé qui ne sait plus où donner de la tête.
A cette époque je dors peu. Une fois les premiers mois passés, j’ai pris le rythme. Je peux boire, sortir, dormir trois heures puis retourner au travail. Le week-end venu, je m’endors dans les rampes des skateparks. Je n’ai pas encore compris que mon corps a besoin de repos. Je suis en pleine mer, essoufflé, bientôt j’aurais trouvé mon rythme.